La confiance numérique n’existe pas !
De tous temps, les échanges entre les individus, avec les entreprises ou les Etats se sont fondés sur des relations rendues propices par la confiance réciproque. Relation et confiance sont ainsi les deux attributs indissociables non seulement de toute économie mais encore de toute vie politique ou sociale. Une architecture relationnelle que Paul Valéry qualifie de « structure fiduciaire1 », une toile tissée de relations de confiance qui forment, pour Valéry, « l’édifice de la civilisation2 ».
On ne peut en effet « faire société » sans se faire confiance. On ne peut non plus « vivre en société » sans faire confiance aux institutions et croire en la valeur de concepts parfaitement immatériels comme notre monnaie, nos lois, nos traditions ou nos fameuses valeurs républicaines qui, toujours pour Valéry, relèvent de « l’empire des fictions ». Des fictions néanmoins indispensables à la cohésion sociale et au fonctionnement de notre société.
Une relation de confiance est-elle possible avec la machine ?
Dans ce contexte, le développement d’une société dont les fonctions sont de plus en plus numérisées et virtualisées, pose la question de la transformation du lien, autrefois humain et souvent personnel, en une relation certes personnalisée, mais dorénavant désincarnée dans laquelle la conversation avec la machine s’est substituée à la relation humaine. Une machine qui est investie, à la faveur du développement de l’intelligence artificielle, du pouvoir exorbitant de prendre une décision concernant son « interlocuteur » sur la base d’un algorithme. Une décision vue comme un confort quand il s’agit de définir l’itinéraire routier le plus fluide ou de recommander une lecture ou un morceau de musique, mais qui devient suspecte et parfois insupportable quand il s’agit de l’obtention d’une place en université, d’un crédit immobilier ou pourquoi pas, demain, d’un traitement médical personnalisé.
Vers une dislocation du contrat social ?
Même programmée par des humains, la réponse de la machine reste artificielle et par essence arbitraire. Soit le degré zéro d’un rapport responsif prenant en considération l’individu dans toute sa complexité et ses particularismes, et un terreau favorable à l’expression de ce que le sociologue Hartmut Rosa désigne comme des « protestations d’inspiration républicaine contre une politique qui ne se conçoit plus que comme la gestionnaire administrative et juridique d’un monde muet3 ». Et que nous appelons dorénavant, chez nous, des gilets jaunes ! Un monde muet qui, pour Rosa, est la conséquence de l’incapacité des politiques et de la sphère administrative d’entretenir un rapport responsif avec les individus. Il ajoute « la démocratie moderne repose (…) sur l’idée que sa forme politique donne une voix à chaque individu et la rend audible4 »
Dans ce contexte, la suppression dans les services d’un guichet humain au profit d’un guichet numérique n’est pas sans conséquence, non seulement et souvent, sur la qualité du service rendu mais encore sur la relation entretenue avec l’utilisateur et, in fine, sa satisfaction. Et quand ce service est public, c’est-à-dire rendu par la collectivité, le risque est bien plus grand car l’insatisfaction sera assimilée à une incapacité de l’Etat à non seulement prendre en compte les intérêts particuliers des citoyens, mais encore leur répondre.
De l’automatisme à l’autoritarisme
L’autre risque dans une société où l’humain cède son jugement à l’algorithme et son travail au robot, est celui d’une société de l’automatisation généralisée décrite par Bernard Stiegler dans sa « Société Automatique5 ». Dans cette société, qui est déjà en partie la nôtre, la confiance pourrait en effet ne plus avoir sa place, non pas parce que l’humain n’en n’est plus capable mais parce qu’il n’en aura plus besoin du fait de la généralisation des technologies de surveillance, de biométrie ou de blockchain. Des processus de contrôle, de transparence et de certification qui seront devenus tellement efficaces et fiables qu’ils pourront exonérer l’homme d’une relation de confiance.
Plus besoin de se faire confiance les uns les autres, la machine veille !
Une pareille éventualité remettrait bien entendu en cause le contrat social qui nous unit les uns aux autres et chacun de nous à la collectivité dans une relation de confiance. En s’affranchissant de la confiance réciproque nous ferions le choix, ou nous nous laisserions entraîner, dans un processus d’aliénation à un système faisant de chaque individu un « objet utile ».
En finir avec l’idolâtrie numérique
Chacun de nous, y compris nos politiques, a vu dans le numérique une formidable occasion de rendre le monde meilleur, plus juste et plus solidaire, jusqu’à créer une forme de fascination propice au consentement à laisser se développer sans entrave des géants du numérique qui ne cachent plus leurs desseins hégémoniques. Ainsi, et en très peu de temps, de terre promise, le numérique est devenu l’objet des tous les doutes puis, et depuis peu, de nombreuses peurs rationnelles comme irrationnelles.
Cette crainte soudaine du numérique, véritable descente aux enfers qui vient renforcer la morosité ambiante et la défiance généralisée, non seulement n’est pas méritée mais encore pourrait se révéler dangereuse si elle venait à perdurer et à s’amplifier car nous priverait de solutions précieuses propres à nous aider à relever les défis de notre temps.
A considérer le numérique comme une idole et la numérisation de la société comme une fin en soi, on avait fini par oublier son rôle et sa place. S’il s’impose comme un formidable moyen de décupler les possibles dans tous les domaines et à tous les étages de la société, un moyen d’accéder à une société plus durable, plus juste et plus fraternelle, il reste un outil. Juste un outil. Un outil à la main de l’homme et, pour reprendre le propos de Francis Jutand, il y a beaucoup plus à craindre de certains humains qui créent l’intelligence artificielle que l’intelligence artificielle elle-même6.
Le numérique n’est pas une nouvelle fiction en laquelle nous devrons avoir confiance pour faire société.
Et la question n’est pas celle de la confiance dans le numérique, mais celle des intentions et de la capacité de l’homme à en garder la maîtrise et d’en faire bon usage.
- Paul Valéry, « La Politique de l’Esprit », cité par Pierre Musso, « La Religion Industrielle », page 113, Fayard 2017
- Ibid
- Hartmut Rosa – Résonance – Editions La Découverte 2019
- Ibid
- La Société automatique, l’avenir du travail – Fayard – 2015
- Francis JUTAND, IMT, Assises de la Cohésion Numérique et Territoriale – Paris – 5 décembre 2018
Article original sur Le Monde