Pertinence des soins de santé : un tabou à 50 milliards d’euros
Plus d’un acte médical sur cinq serait inapproprié, qu’il s’agisse de prescriptions, d’examens ou de soins inutiles. Ce gaspillage n’est pourtant pas une facilité. Des solutions existent, encore faut-il qu’elles soient acceptées par les médecins… et les patients.
Parions que «la transformation en marche» qui s’est visiblement emparée de la sphère politique française ne nous épargnera pas les traditionnelles et récurrentes discussions de marchands de tapis à l’occasion du prochain vote du budget de la Sécurité sociale. Les Français sont prévenus, il va falloir faire des économies , et la santé n’y échappera pas !
En effet, on estime à plus de 20 % le pourcentage d’actes médicaux inappropriés, qu’il s’agisse de diagnostics ou de soins, à minima inutiles et au pis eux-mêmes source d’accidents thérapeutiques ou de maladies qui auraient pu être évitées, et souvent en ne faisant… rien. Un coût gigantesque pour la collectivité et qui devient monstrueux quand il se compte en souffrances évitables et en morts prématurées.
La faute au prescripteur ? Ce serait oublier que son objectif est la guérison ou le maintien en vie dans les meilleures conditions possible de son patient. Quand un examen, une opération chirurgicale ou un traitement est prescrit, c’est bien parce que le médecin a jugé nécessaire de le faire, fort de sa connaissance, de son expérience et en son «âme et conscience».
Deux tabous
Cependant, l’évolution de la complexité ambiante, associée aux transformations technologiques, à la normalisation des protocoles et des parcours de soins, au risque judiciaire et au poids croissant des contraintes administratives, sans oublier les incitations économiques, vient aggraver une situation devenue non seulement économiquement insupportable mais humainement condamnable.
Ce qui est vrai «en ville» l’est aussi à l’hôpital : oubliant que la médecine est aussi un art et, dans le sillage de sa rationalisation, le parcours de soins est aujourd’hui appréhendé comme un processus industriel et l’hôpital comme une «usine à produire des actes».
Dès lors, et comme dans l’industrie, on considère qu’une organisation scientifique du travail, associée à une démarche qualité visant à s’assurer que tous les actes sont effectués dans le respect de la norme, est censée venir à bout des erreurs humaines et garantir une totale sécurité de la chaîne de soins. Dans ce monde parfait, on a juste oublié que c’est le jugement d’un médecin qui met le patient sur les rails de son parcours de soins et l’oriente vers le traitement prescrit.
Et le patient dans tout ça ? Nous voilà face à un deuxième tabou, celui de la responsabilité du patient, conscient de ses droits mais de moins en moins de ses devoirs, notamment depuis que l’on a érigé en progrès le dogme de la démocratie sanitaire. Un patient, informé et désinformé par Internet , qui se comporte de plus en plus comme un consommateur de soins et qui n’hésite plus à faire pression sur son médecin pour orienter sa prescription d’examens ou d’actes que lui-même juge pertinent.
Refuser la fatalité
Quelle qu’en soit la cause, ces erreurs et prescriptions inappropriées ne sont pas une fatalité dont il faut s’accommoder et ne doivent plus être un tabou, alors qu’une politique intelligente et volontariste dans ce domaine permettrait, à très court terme, d’obtenir de grands bénéfices.
Tout d’abord pour le patient lui-même, en évitant des souffrances inutiles et les effets indésirables et parfois iatrogènes de traitements inappropriés dans le cas de diagnostic grave. Sur la qualité des soins, ensuite, avec une meilleure adhésion des malades à leurs traitements. Sur un plan économique, enfin, dans un contexte d’augmentation du coût de nombreux médicaments et de recherche de diminution du budget de la santé, avec de surcroît un impact positif et en synergie avec les politiques de prévention.
Des solutions à la hauteur de ces enjeux existent, comme la généralisation de logiciels de prescription signalant les interactions ou les incohérences, le renforcement de la formation continue des médecins, l’accélération du déploiement d’un vrai dossier patient numérique ou l’institutionnalisation et la prise en charge de la pratique du deuxième avis médical en cas de maladie grave.
Une pratique qui, bien qu’ayant fait ses preuves chez plusieurs de nos voisins européens, comme la Suède, la Suisse ou l’Allemagne, a rencontré, lors d’une timide tentative d’introduction en France en 2015, une vive opposition de plusieurs organisations professionnelles qui y voyaient une «ubérisation» de la santé et une sournoise tentative d’ingérence des assureurs dans le parcours de soins.
Mais à l’heure de la personnalisation des traitements, de l’industrie 4.0 et du travail collaboratif, pourquoi refuser à notre système de santé la pratique du deuxième avis, aussi peu coûteuse que ses bénéfices sont immenses et immédiats ? Face à de tels enjeux, pourquoi est-il difficile, chez nous plus qu’ailleurs, d’obtenir l’adhésion de l’ensemble des professionnels de santé et des patients ? Avons-nous encore les moyens de fuir nos responsabilités et de ne pas en finir avec nos tabous ?
Avec 50 milliards d’euros à la clef, ce n’est pas sûr !
Jacques Marceau, président d’Aromates, est expert santé à la Fondation Concorde
Article original sur Les Echos