Pourquoi doter la France d’une force de frappe numérique ?
L’idée d’un cloud public souverain pourrait, au delà de la sécurité, renforcer la démocratie et remettre la France dans la course au numérique. Par Jacques Marceau, président d’Aromates, membre du think-tank de l’institut Mines-Télécom.
En ces moments de profondes déprimes et de doutes collectifs, l’ambiance qui prévaut conduit l’intelligentsia, et en particulier par la voix des médias, au cynisme et à la défiance. Première cible, et je ne doute pas qu’elle le mérite, notre classe politique qui s’épuise à mettre en œuvre des plans et des recettes qui ne fonctionnent plus, en tous cas plus comme avant, et à soutenir leurs actions par des incantations appelant notre pays à se réformer et à innover qui, à force d’être répétées, sont non seulement vidées de leur sens mais encore, augmentent le bruit ambiant autour des profondes mutations que nous vivons et que l’on continue d’appeler « La crise ».
Dans ce sombre concert, il existe pourtant quelques lueurs qui permettent d’espérer et des voix qui s’élèvent pour nous encourager à redresser la tête. « Vieille France accablée d’histoire, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant sans relâche de la grandeur au déclin, mais redressée, de siècle en siècle, par le génie du renouveau ! » nous disait de Gaulle(1) aux heures les plus noires du milieu du XXème siècle.
Un projet ambitieux et visionnaire
Ouvrons les yeux et regardons autour de nous, le génie du renouveau est bien là ! Et il ne se résout pas à des manifestations de rue destinée à défendre nos principes républicains, fussent-elles immenses et ferventes. Il est là, dans nos écoles, nos universités, nos start-up et nos PME, mais aussi dans nos grands groupes qui ont enfin compris qu’il était devenu urgent de se transformer. Pour que ce renouveau puisse s’épanouir, il faut tout faire pour encourager et soutenir le développement des entreprises innovantes et permettre la transformation des autres. Tout le monde est d’accord là-dessus. Seules les idées et les projets pour y parvenir souvent divergent.
Parmi ces projets, il en est un particulièrement ambitieux et visionnaire, imaginé bien avant même que le nom de Snowden et le mot big data ne fussent prononcés pour la première fois : celui de doter la France d’un cloud public souverain. C’est-à-dire d’une entreprise contrôlée par l’Etat pour stocker et traiter, en toute neutralité, les données des individus et des entreprises.
Drôle d’idée ? Il est en effet de bon ton, dans les milieux du numérique, de se gausser de cette initiative de l’Etat tout particulièrement dans un domaine où les mots publics et souverains sont au mieux des oxymores, au pire des gros mots. Car chacun sait, dans ces milieux, qu’internet est un espace de libertés inaliénable, qu’il génère la disparition des intermédiaires, phénomène qualifié de désintermédiation par ses chantres, le tout au plus grand bénéfice des citoyens et des consommateurs. Nouvelle démocratie. Economie de l’usage et du partage. Le peuple des internautes a repris le pouvoir. Ouf ! Nous voilà enfin libres !
La france bientôt hors-jeu ?
Cette doxa de l’internet libertaire, qui puise ses racines dans les origines même du réseau des réseaux, continue à faire ses choux gras auprès du plus grand nombre. Doxa alimentée, pour ne pas dire portée, par les géants de l’internet, ceux-là mêmes qui, précisément, sont en train de constituer des monopoles mondiaux conférant à leurs plateformes le statut d’intermédiaire incontournable pour de plus en plus d’actes ou d’achats de la vie courante : réserver un hôtel, utiliser un moyen de transport, rechercher une information, se peser ou simplement marcher… Au train où vont les choses, nous serons tous bientôt, et sous peine d’être « hors jeu », inféodés à un nouveau capitalisme planétaire qui aura su nous asservir en nous servant.
La souveraineté, c’est maîtriser son destin, nous enseignait Jean Bodin à la fin du XVIème siècle. « On s’en fout ! » disent les uns. « C’est vrai mais on n’y peut rien ! » disent les autres. Peu sont convaincus que nous, la France, avons une carte à jouer dans ce grand chambardement. Et ceux qui le sont critiquent néanmoins, et sans réserve, le choix de la France de se doter d’une force de frappe numérique à travers la création de deux consortiums dédiés au cloud : Cloudwatt et Numergy. Largement sous dotés au regard des investissements nécessaires à ce type de projet (3), vilipendés par les acteurs du marché au prétexte que l’Etat n’avait pas à créer un outil industriel pour concurrencer Amazon, Google et autres GAFA, accusés de retards dans leurs développements et le lancement de leurs offres, les deux consortiums sont aujourd’hui à la peine sur un marché français du cloud qui, de surcroît, ne décolle toujours pas.
Va-t-on perdre notre souveraineté ?
Hésitations puis reculade de l’Etat, changement d’actionnaires, défiance du marché et hostilité de ses observateurs… Il est aujourd’hui possible, voire probable, que l’avenir donne raison aux détracteurs de cette ambition d’un cloud public souverain. Dans cette hypothèse, nous aurons certes perdu une occasion d’exister sur un marché mondial mais aussi, et surtout, notre souveraineté dans le monde qui est là. Faut-il le rappeler et le crier encore davantage ?
Hypnotisés que nous sommes par la flambée de la menace terroriste avons-nous pris conscience qu’il faille nous prémunir de celle induite par l’impérialisme du numérique et par les débordements de l’intelligence artificielle aux mains de puissances incontrôlables ? Serons-nous encore en mesure de décider de la société dans laquelle nous voulons que nous, et nos enfants, vivent demain ?
Allons-nous, en fin de compte, nous laisser soumettre sans combattre comme l’enseigne Sun Tzu dans son Art de la guerre ?
La confiance comme modèle
Dans l’état actuel des choses, c’est probable tant nous baignons dans cette douce inconscience, faite d’angélisme et de déni mêlé de fatalisme qui est toujours le prélude aux grandes défaites.
Et pourtant… Il est probable que la prise de conscience brutale de la vulnérabilité de notre société face aux dangers du fondamentaliste musulman et de ses avatars terroristes, s’étende à tout ce qui menace nos libertés en général, et nos choix de société en particulier. A cet égard, l’utilisation d’internet et des médias sociaux à des fins terroristes, c’est-à-dire et dans le sens premier du terme « terroriser », pose la question de la gouvernance du net et de la souveraineté numérique sous un jour inédit et propice à une prise de conscience citoyenne des dangers que représentent des « territoires numériques » laissés en friche. Prise de conscience qui conduirait immanquablement à une perte de confiance dans nos merveilleux outils numériques. Et en matière d’internet, comme dans tout système économique mais surtout quand il est virtualisé, il n’y a pas d’échanges, donc de prospérité, sans confiance. Le modèle des GAFA, et c’est d’ailleurs l’un des piliers de leur rhétorique, ne tient que sur la confiance de leurs utilisateurs. Plus de confiance, plus de business !
Ainsi, nous, citoyens européens, ne sommes pas loin d’une prise de conscience collective de ce qui est en train de se nouer et de la nécessité de considérer avec moins de naïveté les risques liés à l’exploitation incontrôlée, ou justement très contrôlée par des organisations incontrôlables, de nos données.
Cette mobilisation citoyenne pourra alors déboucher sur une offensive qui, seule, pourra nous faire sortir gagnants de cette guerre. Comment ? Par la loi ! Grâce à un système juridique de régulation du cloud que nous sommes, en France, capables d’imposer au monde. Oui, vous avez bien lu, imposer au monde ! N’est-ce pas ce que la France a fait au XIXème avec le code civil ? Avec la Constitution de 1958 ? Avec le concept de protection des données personnelles en 1978 ? Et encore très récemment avec un modèle de régulation des télécoms, le « french model », que nous exportons dans de nombreux pays ? N’en déplaise aux « déclinistes » et autres adeptes du « french bashing », nous pouvons faire de la France un territoire d’excellence pour l’hébergement et le traitement des données des entreprises du monde entier, qui pourront y trouver les garanties d’indépendance, de neutralité et de sécurité qu’exigeront bientôt d’eux, et de toute évidence, leurs clients. Ainsi, et paradoxalement, cette fâcheuse propension qu’ont les Français à écrire des lois et promulguer des normes pourrait bien, et pour une fois, nous être salutaire. Mais il y a urgence !
Article original sur La Tribune