Le numérique aura-t-il la peau du politique ?
En moins d’une décennie, la transformation numérique est devenue l’injonction propre à la modernité contemporaine. Ainsi, et comme si « le monde d’avant » était soudainement devenu obsolète par le seul fait que le progrès technologique nous ouvrait les portes d’un « nouveau monde », il convient désormais de tout transformer, jusqu’à ce qui a mis des millénaires à se façonner, s’organiser et se polir, que l’on appelle la civilisation. La question d’aujourd’hui n’est d’ailleurs plus « faut-il transformer ? » mais « comment réussir sa transformation ? », comme si cette dernière était devenue la condition d’une survie dans un monde où même la nature des choses aurait changé par la seule grâce du progrès technologique.
C’est ainsi que la Cité politique « à l’ancienne » est aujourd’hui appelée à se transformer en Cité numérique (1). Une Cité où l’espace physique géré par des élus de proximité devra laisser la place à l’espace virtuel maîtrisé par des plateformes, une Cité où les décisions seront prises non plus par des représentants des citoyens légitimés par une élection, mais par des collectifs agrégés par ces mêmes plateformes et où le consommateur se substituera au citoyen.
S’il fallait un exemple à cette tendance, le mouvement des « Gilets jaunes » en est actuellement l’expression la plus frappante. Au sens premier du terme !
C’est ainsi qu’après l’« ubérisation » des taxis, de l’hôtellerie, et de bien d’autres secteurs de l’économie, l’Etat lui-même est dorénavant face à ce phénomène que rien ne semble vouloir entraver dans sa marche. De surcroît, contrairement aux chauffeurs de taxis et fascinés par les promesses du numérique de ré-enchanter le monde d’une génération post-moderne déçue et inquiète, le politique est devenu le promoteur indéfectible la numérisation de l’action publique et de l’inclusion numérique du citoyen.
Et c’est ce dernier qui, formé, formaté, adapté, enfermé dans la bulle sociale et cognitive choisie pour lui par des algorithmes, encore plus qu’un consommateur servile, risque demain de devenir l’idiot utile d’un pouvoir qui aura échappé au politique. Un pouvoir qui ne sera pas non plus celui de la machine, mais de ceux à qui obéit la machine. C’est un fait, et la nature ayant horreur du vide, partout où la gouvernance publique recule, d’autres la remplacent.
Dans ce contexte, il est impératif et urgent que le politique se réapproprie l’espace numérique.
« Code is law ! » annonçait en 2000 Lawrence Lessig dans son célèbre article(2) éponyme. Mais si le code est la loi, l’architecture ne demeure-telle pas le fait du politique ?
Certes, et comme le soulignait Lessig, il était opportun de commencer par laisser le marché se développer avant que de le contraindre. Mais aujourd’hui, et tout comme le Parlement oriente et contrôle l’action de l’Exécutif, il convient au politique de réguler, voire contraindre, l’action des grandes plateformes hégémoniques en s’assurant la maîtrise de l’architecture du cyberespace et en particulier de ses infrastructures. Si nous ne le faisons pas, avertit Lessig, « notre tradition constitutionnelle va décliner. Tout comme notre engagement autour de valeurs fondamentales, par le biais d’une constitution promulguée en pleine conscience. Nous resterons aveugles à la menace que notre époque fait peser sur les libertés et les valeurs dont nous avons hérité. La loi du cyberespace dépendra de la manière dont il est codé, mais nous aurons perdu tout rôle dans le choix de cette loi. »
C’est aujourd’hui, car demain il sera trop tard, que nous devons faire le choix entre la Cité politique, matrice historique des sociétés démocratiques, et la Cité numérique où l’Etat sera transformé en prestataire de services et le citoyen en consommateur, et où le vacarme sur les réseaux sociaux et la pétition sur internet auront remplacé l’élection et le débat démocratiques.
Faire le choix de la Cité politique c’est d’abord renoncer à la vision du progrès qui s’est imposée tout au long de l’époque moderne et qui consiste à considérer que tout ce qui est nouveau (… ou mieux, innovant ) est bon.
Faire le choix de la Cité politique, c’est avoir le courage de prendre en main notre destin numérique en investissant dans une vraie et ambitieuse politique industrielle européenne pour nous réapproprier la maîtrise du cyberespace et de ses technologies. Cela signifie aussi, la flemme étant l’un des meilleurs alliés de l’assujettissement, de tourner le dos à la facilité et au laisser-faire.
Faire le choix de la Cité politique c’est enfin, et peut-être surtout, proposer une vision de notre avenir, un but vers lequel marcher, un cap vers lequel tendre. A cet égard, Sénèque nous avait prévenu : « Il n’est pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va ! ».
- « Comment les géants du numérique veulent gouverner nos villes » – Jean Haëntjens – Editions Rue de L’échiquier 2018
- Lawrence Lessig – janvier 2000 – Harvard Magazine
Article original sur Le Monde