Le numérique, nouvelle machine à exclure ?
Conscients des graves conséquences économiques et sociétales d’un défaut d’aménagement du territoire bien connu sous le nom de « fracture numérique », les gouvernements qui se sont succédé ont tous inscrit le déploiement du haut et très haut débit au titre de priorité nationale. C’est ainsi que, selon les dispositions du dernier plan, tous les Français auront accès au très haut débit avant 2022.
Mais être « connectable » ne signifie pas que l’on puisse se connecter, et encore moins que l’on puisse accéder à l’information. Aux causes d’exclusion bien connues que sont le chômage, le faible niveau d’instruction, l’isolement, les mauvaises conditions de vie… vient en effet aujourd’hui s’ajouter la difficulté d’accéder au numérique, non plus parce que ce n’est pas techniquement possible, mais parce que l’on est déjà en grande difficulté financière et/ou dans l’incapacité d’en appréhender et maîtriser les usages pour des raisons culturelles, d’éducation, ou par le simple fait « de se sentir dépassé ».
Effectuer un acte sur Internet comme une télédéclaration, un règlement, la réservation d’un billet de train ou d’une simple place de cinéma peut devenir un véritable parcours du combattant et, pire, infliger une « double peine » à des personnes déjà fragilisées pour lesquelles l’accès aux droits sociaux est conditionné à celui de services en ligne qu’ils sont dans l’incapacité d’utiliser.
Manque de vision de nos politiques
En effet, légitimés par la recherche de réduction des dépenses et d’optimisation de leurs ressources, les guichets et autres services publics de l’administration sont remplacés par des services en ligne qui n’ont souvent de service que le nom. Ne pas être invité à un anniversaire parce que « l’on n’est pas » sur Facebook est une chose, être privé d’une prestation vitale pour sa famille parce que l’on n’a pas correctement satisfait aux obligations d’un formulaire en ligne en est une autre !
Un récent rapport parlementaire intitulé « Ajustement de l’environnement normatif – Propositions issues de la concertation présidée par Claire-Lise Campion, sénatrice [PS] de l’Essonne et animée par Marie Prostcoletta, déléguée ministérielle à l’accessibilité » (février 2014) ne réserve que 4 pages sur 125 à la question de l’accessibilité numérique, et encore, abordée sous le seul angle des personnes handicapées. Comme si seules ces dernières pouvaient avoir des difficultés d’accès au numérique !
Cette restriction souligne, s’il en était besoin, le manque de vision de nos politiques qui veulent tout à la fois lutter contre l’exclusion, saisir l’opportunité du numérique pour favoriser l’intégration et faire de notre pays le champion de la « silver économie », mais qui sont visiblement loin d’avoir pris toute la mesure des enjeux que cela représente.
Centrifugeuse qui exclue
Les précédents changements de paradigme qui ont débouché sur une transformation profonde et durable de la société ont pris du temps. Plusieurs siècles pour la révolution agraire, plus d’un siècle pour la révolution industrielle. Le temps de s’habituer… L’avènement du numérique aura, en moins de deux décennies, provoqué des bouleversements d’autant plus considérables qu’ils se sont produits concomitamment à la mondialisation. Et nous n’en sommes visiblement qu’au début.
La société de l’information deviendra-t-elle cette centrifugeuse qui exclue non plus seulement les pauvres et les moins éduqués, mais encore ceux qui ne seront pas connectés à son intelligence ?
Face à l’accélération du progrès technologique, le danger est grand de voir se mettre en marche une machine à exclure encore plus puissante que celle de la société industrielle.
L’inclusion numérique est une priorité dans sa dimension économique, car l’économie de l’immatériel aura besoin, comme l’économie industrielle avant elle, de consommateurs solvables. Mais aussi, et peut-être surtout, dans sa dimension sociétale tant la révolution numérique touche toutes les briques de notre édifice social, jusque dans ses moindres interstices. Le numérique non seulement ne doit pas déliter cet édifice, mais encore doit en devenir le nouveau ciment.
Jacques Marceau est président de l’agence de relations publiques Aromates, cofondateur des Assises du très haut débit et coorganisateur du Forum Connexions solidaires.
Article original sur Le Monde