Le Big Data va-t-il détrôner la génomique ?
Depuis les temps les plus ancestraux, le médecin a toujours établi son diagnostic et ses prescriptions à partir des informations que pouvait lui fournir le malade, complétées par son examen clinique.
Ces informations étaient alors limitées aux sens du médecin, en particulier l’ouïe, la vision, le toucher et même l’odorat dont Hippocrate recommandait l’usage. Sans oublier l’intuition.
L’apparition de la génomique
C’est à partir du XXème siècle et à la faveur du progrès technologique, que le nombre et les sources d’informations se sont diversifiées et que l’information du médecin s’est considérablement enrichie notamment grâce aux progrès de la biologie et de l’imagerie médicale. Puis, et plus récemment, de la génomique. C’est ainsi que, au fil du temps, le médecin dispose de données toujours plus nombreuses et précises pour l’aider dans son diagnostic et le guider dans sa prescription. Ces données, appelées « données de santé » sont utilisées dans un strict cadre médical, par des professionnels de santé et stockées dans des conditions rigoureuses de sécurité et de confidentialité.
Mais ça, c’était avant.
Des données de plus en plus pertinentes
Avant la rencontre entre les sciences de la vie et de la mathématique, puis celle des données massives et de l’algorithme.
Avant que l’on ait à la fois la capacité de capter d’énormes quantités de données hétérogènes et complexes, et d’en assurer le traitement pour en extraire une information pertinente. Des données issues des moyens traditionnels évoqués, mais aussi et de plus en plus, agrégées à celles produites par la jungle des objets connectés qui ne tardera pas à envahir nos vies, sans oublier ces milliards de données aujourd’hui sans intérêt médical, comme les services de géolocalisation de nos smartphones, de commerce et de paiement électroniques ou tout simplement de nos déplacements consignés sur une modeste carte navigo.
Toutes ces données, le plus souvent insignifiantes, mais qui, savamment traitées, mâchées et « crawlées » par de géniales formules mathématiques et de puissants outils numériques pourraient bien devenir beaucoup plus pertinentes que celles recherchées par les généticiens dans le tréfonds de nos cellules.
Plus seulement le résultat d’un examen
Ainsi, la donnée de santé ne sera plus seulement le résultat d’un examen ou d’un acte médical, voire d’un décodage du génome, mais aussi celui d’un traitement algorithmique destiné à mettre à jour une information médicale. C’est donc ici, et dorénavant, l’intention qui déterminera la nature de l’information puisque cette dernière sera fabriquée à dessein. Une démarche qualifiée d’« intentionnalité » par le philosophe Edmund Husserl, inventeur de la phénoménologie. Une approche philosophique très éclairante quand on parle du big data.
Derrière les phénomènes…
Car l’irruption du big data n’est ni anodine, ni fortuite dans un monde qui a basculé dans la post-modernité et où il faut désormais voir les phénomènes et bouleversements qui accompagnent le développement du numérique comme le signe d’une autre et profonde transformation, cette fois-ci sur notre vision du monde. Le big data, nouvel avatar de cette transformation, nous invite en effet à voir « ce qui est et tel que cela est ». C’est en ce sens, qu’il semble vouloir confirmer scientifiquement l’intuition d’Husserl et de sa phénoménologie qui nous invite à saisir les choses telles qu’elles se donnent pour discerner ce qu’il y a derrière les phénomènes, c’est-à-dire, derrière les choses telles qu’elles nous apparaissent. Là où la vérité se donne à voir toute entière dans l’apparence et à la surface des choses. Une proposition reprise par son contemporain Paul Valéry, qui affirmait que « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau. En tant qu’il se connait ».
Médecine personnalisée
Il est intéressant de constater que cette révolution de l’algorithme converge aujourd’hui avec une nouvelle approche de la maladie et des moyens de la combattre. L’expression la plus marquante de cette nouvelle approche est, sur le plan du médicament, l’arrivée de classes thérapeutiques comme les antirétroviraux ou l’immunothérapie, de nouveaux traitements comme les nanomédicaments, les anticorps monoclonaux ou les vaccins thérapeutiques, qui marient la vocation à combattre la maladie avec celle d’aider le corps à s’en débarrasser.
Ou à faire avec… Mais aussi, le développement de la «médecine personnalisée» qui permet d’ajuster le traitement «au terrain» et «à la réponse» du patient mais qui, visiblement et au regard d’essais cliniques récents (1) peine à trouver dans le décodage du génome les informations qui la rendrait moins iatrogénique et plus efficace dans la durée que les traitements traditionnels. Sans constituer la réponse universelle à ces questions, les technologies big data apporteront, et de toute évidence, des compléments de réponse qui permettront à la médecine personnalisée de le devenir vraiment.
Prévenir et…prédire
Le big data, c’est enfin, et c’est peut-être là le plus énorme, la possibilité, non plus seulement de prévenir mais encore de prédire. Ce qui transformerait la maladie perçue depuis la nuit des temps comme une fatalité en un événement prévisible, traçable et, espérons-le, gérable. Les promesses du big data sont ainsi immenses, et rappellent, à bien des égards celles des débuts de la génomique et à ce qu’André Pichot (2) qualifie de « fétichisation » des génomes. Car c’est bien dans la nature humaine que de transformer l’espoir d’une guérison en croyance et d’en déifier leurs objets. Non, l’algorithme ne sera pas la divinité de la post-modernité, pas plus que le génome ne l’a été de la modernité. N’en déplaise à ses grands prêtres transhumanistes de la Silicon Valley. Un simple outil, au service la médecine et du progrès thérapeutique. Et c’est déjà bien.
Car la vie ne se résout pas à un code, ni l’homme à un paquet de données. Enfin, je trouve plaisant de le croire.
(1) http://curie.fr/actualites/essai-shiva-bilan-perspectives-006289 et http://www.thelancet.com/journals/lanonc/article/PIIS1470-2045(13)70611-9/abstract
(2) « Devenir Humains » Edition Musées de l’Homme – Autrement, page 48
Article original sur La Tribune