Et si l’on pensait un peu au bon vieux téléphone avec fil ?

Et si l’on pensait un peu au bon vieux téléphone avec fil ?

Jacques Marceau, président d’Aromates
3 avril 2013
Mais que fait donc sur votre bureau cet objet branché de fils torsadés, doté d’un écran d’un autre âge et dont la pauvreté des fonctions le dispute à l’indigence de son ergonomie ? Une tribune de Philippe Houdouin, président directeur général de Keyyo, et Jacques Marceau, président d’Aromates, co-fondateur des Assises du Très Haut Débit.

Alors que tablettes et smartphones sont devenus des compagnons de tous les instants de notre quotidien, ne vous êtes-vous jamais posé la question de la persistance, sur votre bureau, de cet encombrant téléphone aux couleurs sombres ? Cet outil, dont l’apparence et les performances n’ont pas fondamentalement évolué depuis le début des années 90, est pourtant bien le reflet de ce qui est encore aujourd’hui, le socle de la communication d’entreprise : sa téléphonie.
La conception de cette dernière avait été basée sur une organisation pyramidale, fonctionnant à partir d’un standard téléphonique orientant les appels, qu’ils soient entrants ou internes, vers leurs destinataires avec des paliers et filtres correspondants aux différents niveaux hiérarchiques de l’entreprise. Il y a quelques années, la sélection directe à l’arrivée (SDA) avait engendré une évolution significative, un début d’une « horizontalisation » qui autorisait l’appel direct vers un poste. Et c’est là que les ennuis commencèrent…

Il est devenu quasi-impossible de joindre un correspondant sur « son fixe »

En effet, alors que la standardiste ou la secrétaire pouvaient tenter de joindre votre correspondant dans l’entreprise ou vous renseigner sur sa disponibilité, vous voilà maintenant aux prises avec une boîte vocale qui, quand elle n’est pas désactivée, vous propose de laisser un message dont vous savez qu’il aura à peu près autant de chances de rencontrer l’écoute attentive de son destinataire qu’une bouteille jetée à la mer. Il vous sera toujours possible d’envoyer un mail à ce dernier pour qu’il vous rappelle, mais avec, à peu près le même niveau d’espérance. Bref, et à quelques exceptions près, il est devenu quasi-impossible de joindre un correspondant sur « son fixe ».
La clé : connaître le numéro de portable, de préférence personnel, de votre interlocuteur ou de faire partie de son réseau social. Là, et avec un peu de chance si vous ne faites pas partie de ses intimes, vous pourrez entrer en contact avec lui.

L’avalanche anarchique d’informations aboutit, dans le meilleur des cas à une forme d’autisme protecteur et, dans le pire des cas, au « burn out »

Si ce tableau peut prêter à sourire, il n’en est pas moins inquiétant dans une économie où « la compétitivité des organisations passe désormais moins par leurs structures et leur productivité que par leur capacité à produire et à partager leurs compétences et leurs savoirs, lesquels se traduisent par des innovations » (1).
L’entreprise du XXIème siècle s’est en effet rapidement transformée, à la faveur de la mondialisation et des évolutions technologiques, en un écosystème fait d’interactions entre ses différentes fonctions et des partenaires et sous-traitants organisés en réseau. Cette mutation est sans doute le fruit d’une « horizontalisation » des organisations et de la désintermédiations de ces dernières avec leurs parties prenantes, principalement générées par l’internet. C’est ainsi, que la fluidité des échanges informationnels irriguant l’entreprise est devenue l’une des conditions essentielles à sa performance.
C’est dans ce contexte, et sans doute pour palier le manque l’archaïsme du système de téléphonie, que se sont développés, au sein même des entreprises, des circuits parallèles de communication, le plus souvent générés par les utilisateurs eux-mêmes et avec leurs propres équipements et applications, le réseau d’entreprise n’étant plus qu’utilisé que pour sa connectivité à internet. Avec tous les problèmes d’organisation et de sécurité que cela suppose… On est en effet passé d’une organisation verticale, non pas à une organisation horizontale, mais à plus d’organisation du tout ! Avec, en prime, le « stress informationnel » que procure cette avalanche anarchique d’informations qui aboutit, dans le meilleur des cas à une forme d’autisme protecteur qui fait que les gens ne répondent plus ou que très rarement aux sollicitations, et dans le pire des cas, chez les plus consciencieux, au « burn out ». Alors comment en est-on arrivé là et pourquoi le secteur de la téléphonie d’entreprise n’a-t-il pas su anticiper ces mutations et opérer lui-même sa propre transformation ?

Quatre raisons, au moins, peuvent expliquer la situation actuelle

La première est sans doute liée à la résistance naturelle des entreprises au changement et à leur volonté de faire perdurer une organisation pyramidale via l’épine dorsale que constitue le système de communications.
La deuxième est, dans les grandes entreprises dotées d’une direction des systèmes d’information, la crainte de cette dernière de voir se développer un réseau de communications indépendant et échappant à son contrôle.
La troisième découle des deux premières et tient aux cahiers des charges des marchés, qu’ils soient publics ou privés, qui brident l’innovation en s’appuyant sur la fourniture et la maintenance d’équipement sans laisser la place à une autre approche.
La quatrième semble due au manque de concurrence et à la volonté de protéger et faire perdurer une économie industrielle basée sur la production et la maintenance d’équipements de téléphonie d’entreprise.

N’est-ce pas un mal français que de tenter, par tous les moyens, de préserver l’existant au risque de ne pas saisir l’occasion de se renouveler ?

Aujourd’hui, les solutions sont là, à la portée des entreprises, et sous la forme d’applicatifs qui transforment n’importe quel PC, à condition qu’il soit raccordé à l’internet, en système communicant. La téléphonie devient ainsi une suite d’applications intégrées au système d’information de l’entreprise pour transformer le réseau de télécommunications en « réseau social d’entreprise ». Cependant, force est de constater que ces applications de téléphonie commercialisées par une poignée d’opérateurs de nouvelle génération, ne bénéficient aujourd’hui qu’à quelques milliers d’entreprises.
Pourquoi cette situation alors que la généralisation de cette nouvelle approche permettrait à nos entreprises, et notamment nos PME, de gagner en compétitivité ?
Justement peut-être parce qu’il n’y a plus de téléphone, plus de PABX, plus de maintenance, ni de facturation à la durée… et donc plus d’avenir pour une filière industrielle qui a de toute évidence fait son temps. N’est-ce pas un mal français que de tenter, par tous les moyens, de préserver l’existant et ce que l’on croit acquis, au risque de ne pas saisir l’occasion de se renouveler ? Cet aveuglement est sans doute pour beaucoup dans le naufrage de nombreuses activités qui étaient, il y a quelques années, les fleurons de notre économie et qui, faute d’accepter de se transformer, se sont un jour effondrées. Le problème, c’est que cette fois-ci, le retard pris impacte non seulement la filière elle-même, mais presque toutes nos entreprises qui se retrouvent privées des bénéfices du numérique pour leurs communications. Dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, la stimulation des acteurs installés de longue date par la concurrence de PME innovantes ne manquerait pas de produire rapidement ses effets. Pour y parvenir, il faudrait simplement que les tarifs de gros, souvent prohibitifs et parfois supérieurs aux prix de détail (ce qui est un comble !), soient régulés et qu’un principe de réplicabilité des offres soit enfin appliqué. Un petit effort pour le régulateur mais de grands effets à en attendre pour notre économie !


(1) Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999), « Le nouvel esprit du capitalisme », Gallimard.

Article original sur La Tribune