Concurrence et culture d’entreprise darwinienne
De toute évidence, les Français n’aiment pas beaucoup la concurrence. Elle leur fait peur… y compris à ceux qui, bénéficiant d’un minimum de culture économique, seraient naturellement fondés à la promouvoir. La première cause de cette peur est d’ordre historique : les Français sont en effet très attachés à la notion d’« Égalité », placée entre « Liberté » et « Fraternité », sur les frontons de tous nos bâtiments publics. C’est sans doute ainsi que s’est développée, dans notre pays, une vulgate égalitariste, contraire de la compétition, donc de la concurrence, celle qui gratifie les meilleurs en laissant sur le bord du chemin les moins bons. Remarquons ici que ce qui gêne le Français n’est pas tant sa propre condition que le fait qu’elle soit, à ses yeux, moins bonne que celle de son voisin.
La seconde raison de cette peur est profondément culturelle : le terme concurrence se confond avec compétition et élimination, ce qui se retrouve dans l’aversion de la sélection naturelle au sens de Darwin et qui s’oppose à la notion d’acquis, chère à la conception lamarckienne de l’évolution. Or, d’un point de vue darwinien, la concurrence associe sélection, symbiose, interdépendance, prédation et entraide, ce qui donne la coévolution et produit de la biodiversité.
La troisième raison, sans doute plus rationnelle, s’appuie sur l’indéniable efficacité de nos entreprises d’État et de nos grands services publics. Ainsi, quand on parle aux Français d’ouverture de marchés à la concurrence, ces derniers répondent : « Mais pourquoi changer ce qui marche ? » alors que, d’un point de vue darwinien, la question est : « Est-ce que ce qui a marché jusqu’à aujourd’hui répond aux enjeux de demain ? » La quatrième raison est que, et en dehors du secteur des télécoms ou du transport aérien, les dernières ouvertures de marchés à la concurrence, qu’il s’agisse de la fourniture de l’électricité ou du secteur postal, n’ont pas vraiment, et c’est un euphémisme, apporté la preuve de leur efficacité, notamment en termes de bénéfices pour les consommateurs.
Depuis la chute du mur de Berlin, il n’y a plus beaucoup d’économistes pour douter que l’exercice d’une libre et saine concurrence ne soit l’un des principaux moteurs d’une société prospère. À cet égard, la compétitivité que nous envions aujourd’hui à nos voisins allemands procède, et de toute évidence, de la vitalité d’un tissu entrepreneurial constamment stimulé par une concurrence tout aussi vigoureuse qu’organisée par une régulation puissante. En France, et a contrario, la concurrence est souvent perçue, au mieux comme un mal nécessaire, au pire comme une menace pour l’emploi. Cette différence de perception a un impact évident sur la compétitivité de nos entreprises et les performances économiques de notre pays, y compris, ce qui pourrait sembler paradoxal, pour celles de ces fameux champions nationaux.
L’explication de ce paradoxe est simple : à vouloir trop protéger un ancien modèle, on freine son aptitude à se transformer et on finit par le rendre vulnérable en le rendant incapable de se réinventer. Car l’innovation passe aussi, et surtout, par la remise en cause de ce qui semblait acquis. C’est là le principe de destruction créatrice de Schumpeter. L’idée dominante d’une évolution linéaire, progressiste et accumulant les acquis est en effet tout, sauf évolutionniste. Les animaux n’auraient pas acquis leur liberté d’être animés s’ils n’avaient pas perdu la capacité de synthétiser des molécules organiques, ce qui les oblige à se nourrir d’autres organismes vivants.
Le pire serait donc que la recherche de la préservation, à tout prix, de nos fleurons, non seulement gêne la nécessaire mutation de ces derniers, mais encore ne se fasse aux dépens des secteurs économiques dans lesquels ils opèrent. Nos grandes entreprises, issues du secteur public, se comparent à de magnifiques éléphants qui assurent leur croissance majoritairement hors de France et même d’Europe. Mais ce qu’il ne faut surtout pas oublier, c’est que leur inventivité est principalement stimulée sur leur marché domestique par l’intensité concurrentielle. C’est ainsi que les performances de France Télécom dans l’ADSL sont aussi le fruit de la combativité de Free, son rival. C’est ainsi, également, que l’absence de concurrence sur le marché du courrier de moins de 50 g est une mauvaise nouvelle pour les clients de La Poste et La Poste, elle-même, moins apte à innover. Il existe une règle empirique dans l’évolution : toutes les espèces qui se sont retrouvées isolées des grands systèmes écologiques complexes ont fini par disparaître !
Article original sur La Tribune